[invitĂ© de la revue] Qu'est-ce que la poĂ©sie ? ou que dire de la poĂ©sie* Jean-Michel Maulpoix Article reproduit avec lâaimable autorisation de lâauteur "Les prĂ©tendues dĂ©finitions de la poĂ©sie ne sont, et ne peuvent ĂȘtre, que des documents sur la maniĂšre de voir et de s'exprimer de leurs auteurs" Paul ValĂ©ry La poĂ©sie est mal aimĂ©e de la critique. Elle constitue un objet dâĂ©tude difficile Ă cerner, en constante mutation Ă travers lâhistoire, et sur lequel la thĂ©orie a peu de prise. Bien quâelle donne lieu Ă ces nettes dĂ©coupes de langue quâon appelle poĂšmes, si solidement Ă©tablis dans leur forme propre quâon nây pourrait changer un seul mot, il semble quâelle refuse toujours de sâenclore. De sorte que parler de la poĂ©sie conduit la plupart du temps Ă tenir un discours mal appropriĂ© trop technique ou trop subjectif. Le thĂ©oricien dĂ©sireux de construire un systĂšme rigoureux doit se rĂ©signer Ă une navrante dĂ©perdition dâefficacitĂ© critique. Comment, pour la dĂ©crire, pourrait-on se satisfaire des formules qui fleurissent dans les manuels, telles que chant de la nature », cĂ©lĂ©bration des dieux », expression des sentiments personnels » ou dĂ©rĂšglement du langage » ? Ce sont lĂ autant de stĂ©rĂ©otypes qui Ă©touffent les enjeux vĂ©ritables de lâĂ©criture. Sans ĂȘtre tout Ă fait dĂ©pourvus de sens, ils nĂ©gligent les singularitĂ©s. LâindĂ©fini y trouve refuge. Par les discours quâon tient sur elle, la poĂ©sie se voit dissoute dans les gĂ©nĂ©ralitĂ©s, plutĂŽt que placĂ©e au centre dâune rĂ©flexion cruciale sur le langage. Les Dictionnaires de poĂ©tique » nâoffrent guĂšre pour leur part que des outils qui facilitent lâobservation des formes, sans ouvrir de vĂ©ritable accĂšs Ă la question du sens⊠à maints Ă©gards, la poĂ©sie reste lâorpheline de la critique. Câest plutĂŽt dans lâĆuvre mĂȘme des poĂštes, sur les marges ou au cĆur de leurs poĂšmes, que des clefs nous sont proposĂ©es les prĂ©faces de Victor Hugo, les lettres de Rimbaud, les Divagations de MallarmĂ©, les Cahiers de ValĂ©ry, la Correspondance ou les ElĂ©gies de Rilke, etc⊠Il nâexiste pas, Ă ma connaissance, de sĂ©rieuse Ă©tude des discours critiques sur la poĂ©sie. Nulle histoire, Ă proprement parler, nâen a Ă©tĂ© Ă©crite. Celle-ci pourtant rĂ©serverait dâĂ©tranges surprises. On y vĂ©rifierait combien les commentaires oscillent entre subjectivisme, mysticisme, spontanĂ©isme et formalisme ; mais on y dĂ©couvrirait Ă©galement que la poĂ©sie suscite autant de vagues discours que de partis pris tranchants. Tout au long de lâĂ©poque moderne, il semble que le fossĂ© nâait cessĂ© de se creuser entre la rigueur des analyses conduites par les poĂštes eux-mĂȘmes et le caractĂšre approximatif des propos tenus par la tradition universitaire ou par les critiques de profession. Vague au dehors, dur au dedans, est-il un art qui ait vu autant que celui-lĂ son histoire jalonnĂ©e de querelles, de ruptures et de manifestes, ni qui se soit autant retournĂ© contre lui-mĂȘme ? En procĂšs intense avec elle-mĂȘme, la poĂ©sie doit sans cesse rendre des comptes, sâauto justifier et rĂ©pondre Ă la question de son pourquoi. Les fulminations de Charles Baudelaire ou dâArthur Rimbaud contre Alfred de Musset, les propos rageurs de RenĂ© Char contre les paresseux », la vindicte de Francis Ponge contre le lyrisme Ă©lĂ©giaque, le soupçon dâYves Bonnefoy contre lâimage, la radicale mise en cause par Philippe Jaccottet des leurres du poĂ©tique, autant dâexemples qui vĂ©rifient que la poĂ©sie est un terrain dâaffrontements, voire un champ de bataille Ă propos du langage et de ses enjeux⊠Cette intransigeance intellectuelle est le fait de poĂštes devant Ă tout moment rĂ©affirmer bien plus que leur conception de lâart quâils pratiquent ou leurs partis pris esthĂ©tiques câest leur raison dâĂȘtre mĂȘme qui est en cause. Parce quâils touchent Ă la langue. Parce quâils y nouent le subjectif et lâobjectif. Parce quâils prennent le risque du mensonge et de lâillusion. Parce quâils font souvent parler les choses inanimĂ©es et les morts. Parce quâils se tournent vers autre chose, sur quoi la raison nâa pas prise. Parce quâils se laissent conduire par la chair et Ă©crivent sans autre contrĂŽle que celui de leur propre vigilance⊠Une fois reconnus ces enjeux que lâĂ©poque moderne a mis en pleine lumiĂšre, il nâest pas Ă©tonnant que la poĂ©sie se dĂ©robe Ă toute dĂ©finition⊠Son objet nâexiste que dans le travail mĂȘme quâelle accomplit, tel une cible mouvante que chaque poĂšme localise Ă sa façon sans lâatteindre jamais. Nul ne peut prĂ©tendre dĂ©finir la poĂ©sie, si au sens strict cela consiste Ă en dĂ©gager lâessence, et donc Ă dire ce quâelle ne peut pas ne pas ĂȘtre. LâĂ©criture poĂ©tique a pour principe de toujours passer outre il sâagit de brĂ»ler lâenclos », affirmait RenĂ© Char. Pourtant, il est aussi dans la vocation de la poĂ©sie de travailler sans cesse Ă se dĂ©finir, se redĂ©finir. Ainsi que lâĂ©crit Michel Deguy lâinquiĂ©tude de la poĂ©sie sur son essence habite la poĂ©sie dĂšs son commencement grec. » Elle est Ă©trangement ce travail Ă la fois aveugle et inquiet du langage qui ne peut que chercher toujours Ă en savoir plus sur ce quâil fait et sur ce qui se joue en lui. Ă travers les propositions formelles du poĂšme, elle remet Ă la fois la langue en jeu et sa propre existence en question. Câest Ă coup sĂ»r lâun des traits particuliers de la modernitĂ© que dâavoir dĂ©gagĂ© la poĂ©sie de motivations extĂ©rieures, telles que la morale » et lâenseignement », pour la conduire Ă se pencher de plus en plus sur elle-mĂȘme sâobserver, se scruter, se dĂ©crire⊠Ăgarant ses anciens repĂšres, ils lâont mise hors dâelle-mĂȘme, hors du vers par exemple, voire hors du poĂšme. Sortie du bien et du beau, ils lâont retournĂ©e contre le poĂ©tisme ». Ils lui ont fait jeter ses richesses aux orties. Ils lâont dĂ©nudĂ©e, simplifiĂ©e, aplatie Ă lâextrĂȘme. DĂ©sireuse dâisoler ce qui lui est spĂ©cifique, pour savoir davantage ce quâelle peut et ce quâelle est, la poĂ©sie moderne a exaspĂ©rĂ© sa propre dimension critique. Plus problĂ©matique » que jamais, elle a engagĂ© elle-mĂȘme le procĂšs de ses excĂšs, jusquâĂ remettre durement en cause certains de ses plus anciens attributs lâimage, le sentiment, lâespĂ©rance, la cĂ©lĂ©bration⊠Chez quelques-uns de nos contemporains les plus lucides, elle sâest voulue possible autrement en prenant Ă rebours les excĂšs et les chimĂšres dont elle avait depuis longtemps fait son ordinaire, sans rien sacrifier cependant de ce rapport singulier Ă lâinexprimable quâelle autorise, voire en le renforçant par un implacable travail de mise Ă nu de la parole. On pourrait aussi bien dire que le poĂšte moderne ne cesse dâen finir, ou quâil continue en sâefforçant dâen finir en retournant la poĂ©sie contre elle-mĂȘme, il en Ă©prouve la rĂ©sistance. Comme lâĂ©crit encore Michel Deguy La poĂ©sie est suspendue ; mise en question, aujourdâhui par elle-mĂȘme au centre dâelle-mĂȘme. » Il semble que lâon puisse ainsi observer, au long de la modernitĂ©, une pression croissante du questionnement philosophique dans la poĂ©sie la question de son sens et de sa raison dâĂȘtre se voit posĂ©e par le poĂšte dans le poĂšme mĂȘme qui en vient parfois Ă ne plus exister quâĂ travers ces questions. Voici, Ă titre dâexemple, un extrait dâĂ la lumiĂšre dâhiver de Philippe Jaccottet Parler est facile, et tracer des mots sur la page, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, est risquer peu de chose un ouvrage de dentelliĂšre, calfeutrĂ©, paisible on a pu mĂȘme demander Ă la bougie une clartĂ© plus douce, plus trompeuse, tous les mots sont Ă©crits de la mĂȘme encre, fleur » et peur » par exemple sont presque pareils, et jâaurai beau rĂ©pĂ©ter sang » du haut en bas de la page, elle nâen sera pas tachĂ©e, ni moi blessĂ©. Que la poĂ©sie moderne rĂ©flĂ©chisse ainsi Ă haute voix ne signifie pas quâelle soit devenue spĂ©culative elle lâa Ă©tĂ© largement aux temps classiques et romantiques, mais quâelle est plutĂŽt de plus en plus spĂ©culaire toute attachĂ©e Ă la mise en Ćuvre de la rĂ©flexivitĂ© interne au langage. ProcĂ©der au nettoyage de la situation verbale » la cĂ©lĂšbre formule de Paul ValĂ©ry rĂ©sume assez bien cette exigence. OĂč la philosophie dĂ©finit des concepts, la poĂ©sie dĂ©coupe des objets de langue oĂč se renouvelle notre entente du rĂ©el, du sujet et du langage. Je ne peux trouver Ă la poĂ©sie de raison dâĂȘtre plus Ă©vidente que le simple fait que nous soyons des crĂ©atures qui parlent. Par cette parole humaine qui nous constitue, nous nous tenons au bord du monde, dâune tout autre maniĂšre que les animaux, liĂ©s et sĂ©parĂ©s, Ă la fois immergĂ©s en lui et y faisant face, aussi curieux de ce qui existe que tracassĂ©s par ce qui nâexiste pas. Puisque nous sommes des crĂ©atures parlantes, taraudĂ©es par le dĂ©sir et le souci, une place sâest faite en nous pour ces espĂšces de notions Ă©tranges que sont lâidĂ©al, lâabsolu, lâimpossible ou lâĂ©ternité⊠La poĂ©sie existe parce que le langage articulĂ© inscrit en vĂ©ritĂ© en nous beaucoup plus que ce que nous pouvons dire, ou parce que les mots ne sont pas une simple monnaie dâĂ©change, mais nous portent au-delĂ de ce que nous pouvons penser ou saisir. Elle est par excellence le lieu oĂč sâarticule notre insatisfaction, notre contradiction. Elle trace, de poĂšme en poĂšme, nos lignes de fuite et donne Ă entendre notre marche boiteuse et contrariĂ©e. RĂ©el et idĂ©al, coupure et liaison, avancĂ©e et retournement, chercherie et trouvaille, voilĂ autant de couples de notions opposĂ©es que le travail poĂ©tique ne cesse de confronter, tirant de leur contradiction sa force. Le poĂšme est la scĂšne sur laquelle vient se jouer le drame de lâexpression propre Ă la crĂ©ature parlante. On y voit la langue se dĂ©battre. On y entend lâeffort de la crĂ©ature pour sâorienter dans son propre inconnu. Souvenez-vous, par exemple, de lâĂ©trange ouverture de La Jeune Parque de Paul ValĂ©ry Qui pleure lĂ , sinon le vent simple, Ă cette heure Seule, avec diamants extrĂȘmes ?⊠Mais qui pleure, Si proche de moi-mĂȘme au moment de pleurer ? Loin donc de mâattacher ici Ă quelque improbable dĂ©finition de la poĂ©sie, jâai choisi de la dĂ©crire aux prises avec les forces contraires quâelle met en jeu. DĂ©crire ce que je pourrais appeler ses faits et gestes, en observant quelques-uns de ces couples de notions qui reviennent avec insistance sous la plume des poĂštes. Telle sera ma façon, nĂ©cessairement limitĂ©e, de rĂ©pondre Ă l'inĂ©puisable question Qu'est-ce que la poĂ©sie ? 1. Avancer / se retourner Quiconque ouvre une anthologie de poĂ©sie ne peut quâĂȘtre frappĂ© par lâinsistance de deux motifs apparemment antagonistes lâen-avant et le retournement. Dâun cĂŽtĂ© une cĂ©lĂ©bration de lâĂ©veil, du dĂ©part et de lâen allĂ©e, orientĂ©e vers le futur. De lâautre, une mĂ©lancolie crĂ©pusculaire, tournĂ©e vers la remĂ©moration du passĂ©. Parfois Ă©troitement conjuguĂ©s lâun Ă lâautre comme dans le cĂ©lĂšbre poĂšme de Victor Hugo Demain dĂšs lâaube », ces deux motifs ont une valeur structurelle forte ils nous renseignent sur les enjeux de lâexpĂ©rience lyrique. Ces deux motifs sont prĂ©sents dĂšs le mythe dâOrphĂ©e que la poĂ©sie occidentale nâa cessĂ© de reprendre et de styliser, reconnaissant de longue date en lui quelque chose comme la fable de ses origines. On se souvient quâaprĂšs avoir perdu Eurydice, morte de la morsure dâun serpent, OrphĂ©e descendit avec courage aux Enfers dans lâespoir de la ramener. Il y charma de ses chants le passeur, adoucit les trois Juges des Morts, suspendit les supplices des damnĂ©s, et finit par obtenir du cruel HadĂšs la permission de ramener son Ă©pouse parmi les vivants. Ă cela, HadĂšs mit une condition quâOrphĂ©e ne se retourne pas jusquâĂ ce quâEurydice soit revenue sous la lumiĂšre du soleil. Or, par coupable impatience, OrphĂ©e ne tint pas sa promesse entrevoyant la lumiĂšre du jour, il se retourna pour sâassurer que sa compagne le suivait et il la perdit pour toujours. Câest alors que commença la douloureuse errance qui fit de lui ce chanteur Ă©plorĂ© capable dâentraĂźner Ă sa suite ces vies muettes que sont les arbres et les animaux sauvages⊠Tel que ce mythe le laisse entendre, le chant dâamour naĂźt de la perte pour ramener Ă la lumiĂšre lâObjet perdu, la poĂ©sie va parmi les ombres et traite avec elles. Il peut arriver quâelle les charme et soit tout prĂšs de les vaincre ou de les convaincre⊠Elle ne descend pas aux Enfers par esprit de conquĂȘte, mais par amour, pour tenter de sauver lâamour⊠Son en-avant perpĂ©tuel a pour origine un regard tournĂ© vers la mort. La voix errante » dâOrphĂ©e prend appui sur le vide. Elle est celle du premier grand Ă©chec », tel quâil fonde la lyrique. Tordu comme un thyrse, OrphĂ©e est Ă la fois mĂ©moire et prophĂ©tie il invente Ă partir dâune perte. Le veuf inconsolable est aussi un civilisateur on lâa dit lĂ©gislateur, philosophe, inventeur Ă la fois de lâalphabet, de la musique et de la poĂ©sie. PremiĂšre figure de la rĂ©flexivitĂ© Ă©lĂ©giaque, il transforme sa solitude fatale et dĂ©sespĂ©rĂ©e en dons pour la communautĂ© des hommes. Il est donc celui qui retourne la perte en don. Aux Enfers dĂ©jĂ , sa douleur et son chant avaient eu la capacitĂ© dâĂ©mouvoir les ombres sans consistance une communautĂ© fugace avait pu se crĂ©er autour de sa douleur. Ă partir dâune sĂ©paration, il suscite du rapprochement.. Il remembre ce qui sâest disjoint. Il rappelle ce qui sâest perdu. Sa lĂ©gende raconte une histoire de mots et de crĂ©atures qui affluent autour dâun chant. Son pĂšre naturel Oeagre Ă©tait un dieu-fleuve. Ă lâinstar dâOrphĂ©e, le poĂšte apparaĂźt dâabord comme un homme qui se retourne OrphĂ©e vers Eurydice, Villon vers les neiges dâantan », Du Bellay vers son Petit LirĂ©, Lamartine vers la voix dâElvire, Baudelaire vers le vert paradis des amours enfantines , Rimbaud cherchant la petite morte derriĂšre les rosiers », Apollinaire au fil du Rhin, voyant se dĂ©fleurir les cerisiers de Mai » qui se figeaient en arriĂšre », ou encore sâexclamant Je me retournerai souvent »⊠Telle est la dĂ©clinaison assidue dâun ubi sunt qui alimente la dimension Ă©lĂ©giaque de lâĂ©criture OĂč sont nos amoureuses ? », Que sont nos amis devenus ? »⊠La poĂ©sie dit aussi bien â je me souviens â que Nevermore »⊠Que voit, que montre le poĂšte en se retournant ? Ce qui naguĂšre fut rĂ©uni une conjonction, une conjoncture. Câest vers des liens quâil se retourne, aussi bien que vers des lieux ou vers un temps. Le retournement sollicite conjointement lâespace et le temps. Il est un travail de mĂ©moire. Ainsi le poĂšte sâavĂšre-t-il, selon la formule de MallarmĂ©, le Montreur des choses passĂ©es », celui qui donne Ă voir le temps, un professeur de finitude. Son regard se porte sur ce qui nâest plus, aussi bien que sur ce qui est destinĂ© Ă sâĂ©teindre. Pour Nietzsche pourtant, ce retournement est aussi une façon dâallĂ©ger la vie Les poĂštes, Ă©tant donnĂ© quâeux aussi veulent allĂ©ger la vie Ă lâhomme, dĂ©tournent leur regard du prĂ©sent pĂ©nible ou aident le prĂ©sent Ă prendre, par une lueur quâils font briller du passĂ©, des couleurs nouvelles. Pour y rĂ©ussir, il leur faut ĂȘtre eux-mĂȘmes Ă beaucoup dâĂ©gards des ĂȘtres tournĂ©s en arriĂšre en sorte quâils peuvent servir de pont, pour mener Ă des Ă©poques et Ă des idĂ©es trĂšs lointaines, Ă des religions et Ă des civilisations mourantes ou mortes. »[1] Ces Ă©poques, ces idĂ©es trĂšs lointaines » dont parle Nietzsche, câest ce que Pascal Quignard appelle le jadis[2]. Il observe que les plus anciennes figurations humaines sont des rĂ©trospections.[3] Un prĂ©sent intense est du jadis vivant » Ă©crit-il. Sans doute la poĂ©sie a-t-elle pour fond la nostalgie. Nostalgie du jadis et du naguĂšre, nostalgie du perdu, de lâorigine, de lâimpossible. Nostalgie » provient dâun mot grec, nostos, qui signifie retour ». Comme lâĂ©crit encore Quignard le nostos est le fond de lâĂąme. La maladie du retour impossible du perdu â la nostalgia â est le premier vice de la pensĂ©e, Ă cĂŽtĂ© de lâappĂ©tence au langage. »[4] Ce sont de trĂšs vieux liens qui dans la poĂ©sie ne cessent de se dĂ©nouer et de se renouer chant dâamour de la mĂšre, berceuse par quoi les mots se voudraient de souffle et de chair, chaleur du discours et lyrisme donc⊠Il appartient au poĂšme, par sa musique comme par ses images, de nous lier encore Ă ce qui a disparu. Le poĂšte ne se contente pas dâĂ©voquer, de veiller ou de commĂ©morer avec nostalgie le jadis, il le travaille comme une substance vivante, un matĂ©riau prĂ©cieux, mental et verbal il en rĂ©veille lâĂ©clat perdu, il en dessine la scĂšne, il le ramĂšne vers le prĂ©sent, jusquâĂ la prĂ©sence. Ce jadis, câest lâoriginaire, le fondateur, câest-Ă -dire lâassise obscure de lâexistence du sujet, aussi bien que la mĂ©moire enfouie de la culture. A la façon du baiser du Prince, lâĂ©criture rĂ©veille une mĂ©moire heureuse, aussi bien quâun jadis endormi dans la langue, dissimulĂ© par exemple dans lâĂ©tymologie des mots, la rĂšgle syntyaxique, ou dans les mythes et les symboles auxquels sâaccordent les images⊠Mais si le jadis est de lâoriginaire, se retourner, câest aussi bien recommencer. RĂ©pĂ©ter la façon dont le chaos fut ajointĂ© en monde. Câest reproduire la genĂšse de la personne et de son dĂ©sir, aussi bien que celle, toujours imaginaire, de la terre mĂȘme oĂč nous vivons. Et câest encore regarder vers le pourquoi du poĂšme. En poursuivre lâindĂ©finie chercherie. Chercher » sera donc mon deuxiĂšme motif⊠2. Chercher / trouver Nous nous souvenons quâau Moyen-Ăąge, le poĂšte Ă©tait dit troubadour ou trouvĂšre, câest-Ă -dire trouveur. Les romantiques faisaient encore de lui un Ă©lu, un inspirĂ© recevant de la nature et de la rĂȘverie cette espĂšce de parole heureusement trouvĂ©e » que naguĂšre lui dispensaient les muses. DĂ©concerter par la surprise comme le souhaitait Baudelaire, ĂȘtre un inventeur dâinconnu comme le voulait Rimbaud laisser la place Ă la trouvaille » comme le rĂ©clamait Apollinaire, ce sont lĂ quelques-uns des motifs qui placent la poĂ©sie au plus prĂšs du don gratuit, telle un phĂ©nomĂšne dâentente et de rĂ©ception singulier, dĂ©pourvu de cause prĂ©cise. Cette grĂące de la trouvaille, appliquĂ©e cette fois au monde extĂ©rieur, constitue dâailleurs un des sujets prĂ©fĂ©rĂ©s de lâĂ©criture poĂ©tique quâil sâagisse de lâĂ©veil de la nature, de lâapparition soudaine dâune figure aimĂ©e ou de lâobjet trouvĂ© » cher aux surrĂ©alistes, elle privilĂ©gie les imprĂ©visibles points de rencontre, les instants oĂč la trajectoire ordinaire de la vie se voit tout Ă coup traversĂ©e par quelque Ă©merveillement. Mais si le poĂšte est trouveur, il est aussi chercheur. Curieusement, lâune des Ă©tymologies parfois proposĂ©es du mot rime » le rapproche non de rythme mais du verbe latin rimare » qui signifie rechercher, examiner avec soin ». Il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? » Ă©crivait Baudelaire Ă propos du peintre de la vie moderne » Que cherche donc la poĂ©sie, sinon, comme Henri Michaux, Ă approcher le problĂšme dâĂȘtre » ? En posant des questions qui portent moins sur lâĂȘtre que sur la circonstance OĂč sommes-nous ? » Quand sommes-nous ? » Ainsi de Rilke demandant dans sa cinquiĂšme ĂlĂ©gie OĂč donc, oĂč est le lieu ? » , ou Verlaine faisant dialoguer lâĂąme et le cĆur dans la septiĂšme Ariette oubliĂ©e » des Romances sans paroles Mon Ăąme dit Ă mon cĆur Sais-je Moi-mĂȘme que nous veut ce piĂšge DâĂȘtre prĂ©sents bien quâexilĂ©s, Encore que loin en allĂ©s ?  Moins chantante quâinterrogative, moins inspirĂ©e que questionneuse, la poĂ©sie moderne est un tissage de mots dans la perplexitĂ©. Par la prĂ©cision de ses tours, elle entrouvre un peu la langue sur notre ignorance. Peut ĂȘtre dit poĂšte, celui qui nous rappelle, dans le vif du langage, que ce monde nâest pas maĂźtrisĂ©. Celui qui nous rouvre en sa profondeur cet espace que nous croyions fermĂ©. Celui qui nous invite Ă nous remettre en chemin. Celui qui nous enjoint dâexister, tout simplement. Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poĂ©sie » Ă©crit Philippe Jaccottet dans ĂlĂ©ments dâun songe. Il illustre Ă nouveau ce motif dans un texte dâA la lumiĂšre dâhiver intitulĂ© Autres chants » dont voici un extrait Cherchons plutĂŽt hors de portĂ©e, ou par je ne sais quel geste, quel bond ou quel oubli qui ne sâappelle plus ni chercher », ni trouver » Câest ainsi Ă une espĂšce de retournement radical que la modernitĂ© nous donne Ă assister lâinspirĂ© naguĂšre protĂ©gĂ© des dieux est devenu lâĂȘtre perplexe qui protĂšge la question. Dans un de ses essais, Heidegger affirme Etre poĂšte, câest mesurer »[5]. La poĂ©sie, en effet, est un langage mĂ©trĂ©, qui arpente le site de lâhabiter » humain, dans lâentre-deux du ciel et de la terre ». La crĂ©ature y prend la mesure de ce qui lui appartient et sây mesure Ă ce qui la dĂ©passe. Elle tourne son regard vers les ĂȘtres et vers les objets du monde proche, aussi bien que vers dâinvisibles lointains ou vers les hauteurs de lâazur. Mesurer lâentre-deux, tel serait le travail du poĂšte dont le parcours est familier autant que pĂ©rilleux puisquâil lui faut dire les choses ordinaires de la vie aussi bien que sâacheminer vers des rĂ©gions extrĂȘmes oĂč sâĂ©gare le sens. Le pĂ©ril encouru par le poĂšte serait de perdre le bon sens et de sâĂ©garer dans lâinsensĂ©. De se trouver, par exemple, comme Rimbaud, le passant dâun Enfer, la victime dâune folie⊠Car le parcours du poĂšte est bien diffĂ©rent de celui du philosophe. Quand celui-ci se fixe pour objet de retracer les limites qui bornent la condition humaine, il sâattache dâabord mĂ©thodiquement Ă faire tomber les illusions. Quand il demande Que peut un homme ? », câest en se dĂ©tournant avec fermetĂ© de lâimpossible. La poĂ©sie reste au contraire au contact de lâillusion, elle sâĂ©crit Ă partir de ce qui perturbe, inspire, mobilise et met en crise le sujet le sentiment, la passion, la sensation⊠La raison nâest pas son maĂźtre. La poĂ©sie cherche Ă savoir Ă travers une inflammation. Elle tend vers la clartĂ©, mais reste solidaire des tĂ©nĂšbres. Son objet nâest pas de fixer des conduites, ni de prescrire des bornes, mais plutĂŽt de savoir Ă travers quelles sortes de vacillements nous nous tenons debout. Il me semble en dĂ©finitive que lâenjeu de la chercherie ne soit ni plus ni moins que la raison dâĂȘtre. En sa visĂ©e ultime, et quel que soit son prĂ©texte, son point de dĂ©part plus ou moins circonstanciel, la poĂ©sie ne vise rien moins quâĂ réévaluer sur le vif dans le vif dâune expĂ©rience nos raisons dâĂȘtre. En tenant le rĂ©el et lâidĂ©al vis-Ă -vis lâun de lâautre, en confrontant sur lâaxe du temps ce qui est, ce qui a Ă©tĂ©, ce qui pourrait ĂȘtre, en faisant donc la somme du possible et de lâimpossible, la poĂ©sie fait valoir et Ă©value nos raisons de vivre. Elle Ă©volue du cĂŽtĂ© de la valeur. Ou elle tend vers la valeur. Faire en sorte que cette vie soit un peu moins absurde, voilĂ ce que lâon pourrait demander au poĂšte. Ne lâembellissez pas artificiellement, ne nous trompez pas sur la vĂ©ritĂ© des choses, mais montrez-nous plutĂŽt de quelle pĂąte nous sommes faits et combien il entre de rĂȘve et de dĂ©sir dans la composition de nos jours. Expliquez-nous dâun mot, dans le regard de la passante, les conditions de lâespĂ©rance et de lâamour. Dites-nous ce quâest le temps de vivre et de mourir. EmpĂȘchez-nous donc de nous perdre et de nous jeter dans ce qui nous dĂ©vore. On ne doit attendre rien moins du poĂšte que la vĂ©ritĂ© toute nue et tout entiĂšre, non pas abstraite et gĂ©nĂ©rale, mais concrĂšte et radicale, et telle surtout que sây trouvent ainsi réévaluĂ©es nos raisons de vivre. Au poĂšte dâĂ©tablir lâespace oĂč puissent entrer la plainte et la louange tenir le langage de la valeur et du sentiment. Au poĂšte dâinstaurer la rĂ©sistance du mĂštre au chiffre, de la mesure Ă la spĂ©culation et du rythme de la parole humaine aux bruits de la technique et du nĂ©goce. Au poĂšte de faire montre dâune certaine tenue autre forme de rĂ©sistance dans ce qui existe aussi bien que de ce qui existe cohĂ©sion et cohĂ©rence, en dĂ©finitive, de lâĂȘtre et du milieu en son parler soutenu. Au poĂšte de montrer les liens, puisque lâhomme Ă travers lâhistoire nâa fait quâaccroĂźtre la distance et la sĂ©paration. Ce motif constituera le dernier temps de mon dĂ©veloppement⊠3. Couper / lier Depuis le milieu du XIXĂšme siĂšcle, la part de la coupure nâa cessĂ© de sâaccentuer dans la poĂ©sie. Ecrit au couteau,[6] ce titre de Christian Prigent est Ă maints Ă©gards emblĂ©matique du geste poĂ©tique moderne oĂč la conscience critique et la sĂ©paration ont pris le pas sur la parole inspirĂ©e et chantante. Coupure, plutĂŽt que couture, tel serait le sort moderne Le fragment, il faut le faire. Casser, fracturer, fragiliser, tracer lâarĂȘte affaire de dĂ©cision tranchante de coupures Ă©crire.[7] PrĂ©sente cependant dĂšs la fable originaire de la poĂ©sie occidentale, avec la tĂȘte coupĂ©e dâOrphĂ©e, la coupure est en vĂ©ritĂ© inhĂ©rente Ă tout travail dâĂ©criture poĂ©tique. Elle en conduit le rythme syncopĂ©. Les poĂšmes sont des objets de langue nettement dĂ©coupĂ©s des objets dont on pourrait dire quâils font image sur la page car câest Ă lâĆil quâils se donnent pour commencer. A la diffĂ©rence du romancier, le poĂšte travaille par arrĂȘts frĂ©quents » il lui faut renouer sans cesse avec des commencements de langue, Ă©tablir un nouveau rapport Ă lâoriginaire. La poĂ©sie est une langue mise en coupe, et qui brise la prose usuelle par lâinterruption, la segmentation des vers qui sont comme autant de segments ou de phrases plus ou moins rompues, emportĂ©es dans une tourne ». Câest par lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, la juxtaposition, lâanacoluthe et toutes sortes de court-circuits que la poĂ©sie prend les armes contre la rhĂ©torique et parvient Ă Ă©lectriser le langage. Au ciseau des figures, elle Ă©vide ou fait saillir des creux, des bosses, des lignes de force. Faite dâĂ©lans, de surprises et dâintensitĂ©s, lâexpĂ©rience poĂ©tique impose elle-mĂȘme Ă lâexistence une espĂšce de violente scansion, ponctuĂ©e dâemportements et de chutes. Elle cadre des instants, focalise lâattention sur des objets de rencontre et prend lâexister » sur le fait. Ses Ă©piphanies ressemblent Ă des flagrants dĂ©lits. Elle espace et fracture la rĂ©pĂ©titive unitĂ© de la vie commune. Ainsi dessine-t-elle ce que Christian Prigent appelle un lieu dâindĂ©cision, un espace dâindĂ©termination du sens, pour tĂ©moigner de ce lieu et affirmer que ce lieu est le lieu spĂ©cifiquement humain »[8] La parole poĂ©tique tient Ă la connaissance sourde, confuse, obscure⊠que lâhomme a de ses brisures. Aussi conduit-elle souvent le langage jusquâĂ son point de rupture. Elle vient heurter le silence, ou se dĂ©coupe en lui. Tout prĂšs de se taire Ă son tour. MenacĂ©e de rendre dans le dĂ©lire son dernier couac » je ne sais plus parler » sâexclame Arthur Rimbaud. Peut-ĂȘtre les plus touchants poĂšmes sont-ils ceux oĂč lâon entend une voix tout prĂšs de se briser. Une langue qui se brise ou qui est faite de bris Mon verre sâest brisĂ© dans un Ă©clat de rire », Ă©crit Apollinaire. Pourtant, si segmentĂ©e soit-elle, la parole poĂ©tique demeure un travail de filage. En vĂ©ritĂ©, le poĂšte rivalise avec les trois Parques de la mythologie antique il file la destinĂ©e dans la langue, il la mesure et il la coupe. Ă moins quâĂ lâexemple de PĂ©nĂ©lope il ne cesse de tisser puis de dĂ©tisser sa toile⊠La crĂ©ation poĂ©tique a pour fondement la capacitĂ© Ă discerner, Ă©tablir, multiplier et rĂ©vĂ©ler des rapports. De ces rapports viennent les images. Pierre Reverdy dĂ©finit ainsi lâaptitude du poĂšte Sa facultĂ© majeure est de discerner, dans les choses, des rapports justes mais non Ă©vidents qui, dans un rapprochement violent, seront susceptibles de produire, par un accord imprĂ©vu, une Ă©motion que le spectacle des choses elles-mĂȘmes serait incapable de nous donner.[9] Il sâagit donc de produire une Ă©motion seconde, de nature esthĂ©tique, issue du rapport lui-mĂȘme, et dont la force tient aussi bien au renouvellement de la vision quâĂ son extension inattendue voici quâen ce nouveau phrasĂ©, le rĂ©el se montre Ă la fois plus large et plus serrĂ©, plus Ă©tendu et plus cohĂ©rent. Câest lĂ une maniĂšre de rĂ©plique Ă lâusure du temps quotidien Ă la monotonie de la rĂ©pĂ©tition, la servitude de la fatalitĂ©. Plus Ă©troitement que tout autre objet littĂ©raire, le poĂšme trame ses motifs au grĂ© de la navette du son et du sens, en mĂ©taphores filĂ©es, assonances, allitĂ©rations, au grĂ© des interruptions et des rĂ©pĂ©titions qui emportent la tourne des vers. Ce faisant, il tisse sur la page une espĂšce de toile sombre, semblable Ă celle de lâaraignĂ©e, et dont les trous et les blancs valent autant que les lignes. En cette toile faite de vers Ă©trangement soudĂ©s les uns aux autres, se laissent prendre, comme dans le piĂšge tissĂ© par lâinsecte, quantitĂ© de passants imprĂ©vus la toile du poĂšme est pour les choses du monde un danger, autant quâune espĂšce de derniĂšre demeure⊠Pour dĂ©finir son travail, le poĂšte Jacques Dupin a recours dans ĂchancrĂ© Ă la mĂ©taphore du ver Ă soie. LâĂ©criture est "une oeuvre de manducation et de mĂ©tamorphose insatiable, qui n'opĂšre, qui ne s'accomplit que dans la solitude, l'obscuritĂ©, le silence ...." Il reconnaĂźt dans le ver Ă soie cette maniĂšre qu'ont aussi les mots de ronger le monde "pour accoucher d'une impondĂ©rable et tourbillonnante bouchĂ©e de fil", cette boulimie dĂ©sinvolte qui conduit Ă manger la feuille pour dĂ©vider le fil, Ă avaler des monceaux de papier pour juste "l'acuitĂ© d'un trait de soie". Ăcrire consiste Ă tirer de soi un "embrouillamini de traces", un "nuage de filaments" qui dĂ©fie la raison et que l'Ă©crivain a pour tĂąche de suivre, sans cĂ©der Ă "l'obsession de la prise", en acceptant de demeurer dans l'indĂ©cidable. Certes, l'Ă©crivain rĂ©pĂšte sur la page le geste ancien de la Parque, mais il dĂ©vide cette fois un fil alĂ©atoire qui sort de lui et dont il ne connaĂźt que trop l'extrĂȘme fragilitĂ©. VouĂ© Ă la dĂ©possession, Ă la disparition et Ă l'effacement, il rĂšgne le temps de quelques pages sur un dĂ©risoire empire de dĂ©chets comme le ver collĂ© Ă sa feuille, il fabrique un diaphane dĂ©but de beautĂ©. Et s'il Ă©crit parfois en vers, c'est que sa vie mĂȘme ne tient qu'Ă ce fil. Sa figure propre n'existe pas il la nie, la piĂ©tine et la consume; elle se diffracte, s'Ă©chancre et se perd... Tel est bien le sort moderne du "sujet" dont Roland Barthes Ă©crivait dĂ©jĂ dans Le Plaisir du texte qu'il se dĂ©fait dans l'Ă©criture "telle une araignĂ©e qui se dissoudrait elle-mĂȘme dans les sĂ©crĂ©tions constitutives de sa toile". Tout autant que le dehors, ses circonstances, ses objets et ses passants, câest donc le plus intime et le plus obscur du sujet lui-mĂȘme qui dans cette toile se trouve pris. En filant et en dĂ©coupant la langue, le poĂšte constitue un rythme auquel se reconnaĂźtra sa voix il constitue comme la secrĂšte signature de son identitĂ©. De curieux enjeux psychiques travaillent lâĂ©criture poĂ©tique, ouverte au rĂ©gressif aussi bien quâĂ lâen avant, Ă mĂȘme tout Ă la fois de rĂ©tablir du fusionnel Ă travers son systĂšme de rĂ©pĂ©titions que dâaccentuer lâexpression des coupures. Dans son Apologie du poĂšte », Pierre Jean Jouve la dĂ©finit comme un Ă©tat dâagglutination La PoĂ©sie est une pensĂ©e â un Ă©tat psychique â dâagglutination ; câest-Ă -dire que des tendances, des images, des Ă©chos de souvenir vague, des nostalgies, des espĂ©rances, y apparaissent en mĂȘme temps et comme collĂ©s ensemble, provenant de hauteurs tout Ă fait diffĂ©rentes. » [10] Le poĂ©tique conjugue le distinct et lâindistinct, la dĂ©termination lâaccentuation, le soulignement, la bordure et lâhĂ©sitation prolongĂ©e. Il semble que ce soit du sein dâune plongĂ©e dans lâindistinct que le poĂšte travaille Ă rĂ©tablir ou Ă©tablir de la distinction. Il ressaisit de lâipse dans de lâidem, du singulier dans de lâidentique. Mais il est, plus que tout autre celui qui entre et se dĂ©place tout dâabord dans lâindistinct, voire celui qui affronte le plus directement la confusion intime nulle clartĂ© ne sâouvre pour lui qui ne suppose dâavoir cĂ©dĂ© dâabord Ă lâillusion. Ecrire poĂ©tiquement consiste donc Ă coudre de fil noir la page blanche, aussi bien quâĂ en dĂ©coudre avec le sens, le non-sens, le rĂ©el, la chimĂšre⊠Et câest encore sâefforcer de recoudre nos dĂ©chirures, nos sĂ©parations, nos blessures. Câest incessamment reprendre  et repriser une couture qui se dĂ©fait. Câest rĂ©pĂ©ter ainsi indĂ©finiment le geste qui fut celui de notre naissance. Câest aussi bien se remettre au monde que faire perdurer le lien avec la langue maternelle. Sâefforcer de rentrer, de retourner en elle. Parfois se retourner contre elle aller donc et venir, Ă mi-chemin de la naissance et de la disparition, dans lâentre-deux qui est le nĂŽtre. Ăcrire, câest avancer sur un fil, un filet de voix, dans la double ignorance de lâorigine et de la fin. Câest dire et questionner la vie entre les deux inconnus qui la bordent. Câest nommer avec prĂ©cision le prĂ©sent, tel quâil ignore ce qui le prĂ©cĂšde et ce qui le suit. On sait la prĂ©dilection des poĂštes pour les lieux et les moments lisiĂšres ce qui tout Ă la fois sĂ©pare et relie. Ce qui borde, dĂ©limite, mais peut aussi bien sâouvrir, Ă la façon dâune plage, sur lâillimitĂ©. La poĂ©sie est une bordure de langue, qui fait face au dĂ©bordement. Elle dit notre vie bordĂ©e de noir par la mort. La vie dans la lumiĂšre noire de la mort, goutte sombre » au fond de lâencrier. Telle quâelle nous est infiniment prĂ©cieuse, puisquâelle doit nous ĂȘtre retirĂ©e. FenĂȘtre de jour entre deux nuits. Entre la terre et moi je rencontre la mort », Ă©crivait AndrĂ© ChĂ©nier. Si je devais parvenir un jour Ă quelque dĂ©finition du poĂšte ou de la poĂ©sie, celle-ci aurait lâallure dâune mosaĂŻque elle serait faite de morceaux ajointĂ©s, de couleurs et de formes diffĂ©rentes, mais solidaires les uns des autres par quelques cĂŽtĂ©s. Et sâil me fallait rassembler autour dâun motif central les propositions fragmentaires qui la constituent ce ne pourrait ĂȘtre sans doute quâune question qui serait celle de notre destinĂ©e. Volontiers, je dĂ©finirais le poĂšte comme celui qui reste en Ă©veil dans le temps, plus attentif que tout autre Ă ce qui passe et change, et dĂ©sireux de retrouver ce qui demeure Ă travers le passage mĂȘme du temps qui nâest jamais pour lui un milieu impur, mais un espace sensible oĂč toute forme de vie se montre Ă la fois prĂ©cieuse et menacĂ©e. En mobilisant toutes les ressources de la langue, le poĂšte donne de la prĂ©sence Ă ce qui sâabsente inexorablement ce qui nâexiste pas, ou que le temps emporte, ce qui nâest dĂ©jĂ plus, ou ne sera jamais. Si la tristesse prĂ©vaut dans les poĂšmes, si la pure expression de la joie y est si rare, câest que la poĂ©sie saisit toute chose dans la fuite mĂȘme du temps. Elle nâa pas affaire Ă des idĂ©es ni Ă des concepts. La prĂ©sence nâest pour elle si vive que de se perdre. Un poĂšme est un pont jetĂ© en travers du temps tous les reflets quâon y peut voir par en dessous sont ceux de son Ă©coulement. PoĂšte celui que rien ni personne ne peut consoler de mourir et que la connaissance de la disparition conduit Ă sâemparer fiĂ©vreusement du langage pour y fixer ce qui sâefface, aussi bien que pour y filer Ă tombeau ouvert sur les routes mĂȘmes du temps. [1] Humain, trop humain, Ă©d. DenoĂ«l Gonthier, p. 150. [2] Pascal Quignard, Sur le jadis, Ă©d. Grasset, 2002. [3] Id., p. 107. [4] AbĂźmes, p. 44. [5] âLâhomme habite en poĂšteâ, Essais et confĂ©rences, coll. Tel, p. 235. [6] PubliĂ© aux Ă©ditions en 1993. [7] Michel Deguy, LâImpair, Farrago Ă©d., 2000, [8] Christian Prigent, Ă quoi bon encore des poĂštes ?, 1996, [9] Cette Ă©motion appelĂ©e poĂ©sie, op. cit., p. 57. [10] Apologie du poĂšte, Ed. Le temps quâil fait, p. 9. *Article publiĂ© sur le site de l'auteur Qu'est-ce que la poĂ©sie ? Pour citer cet article Jean-Michel Maulpoix, Qu'est-ce que la poĂ©sie ? ou que dire de la poĂ©sie ? » article reproduit avec lâaimable autorisation de lâauteur, in Le Pan poĂ©tique des musesRevue de poĂ©sie entre thĂ©ories & pratiques PoĂ©sie & Crise » [En ligne], n°0Automne 2011, mis en ligne en octobre 2011. URL. ou URL. Pour visiter le site de l'auteure Jean-Michel Maulpoix & Cie, poĂ©sie moderne, Ă©critures ... Auteure Jean-Michel Maulpoix
Ila dĂ©corĂ© le sol, LâĂ©rable en automne ! LâĂ©rable en larmes. Agite ses mains rougies : LâĂ©tĂ© est parti. Le 22/10/21 . Ma chĂšre Bretagne . Elle est cĂ©lĂšbre, la Toscane. Au ciel Ă©ternellement bleu ; Mais je prĂ©fĂšre ma Bretagne. En gris, en vert, en camaĂŻeu. Ici, pas dâhiver sibĂ©rien, DâĂ©tĂ© mĂ©diterranĂ©en : Nos saisons, presque tout le temps, Sont des . 9 462 42 177 209 352 52 247